Au diable les loosers ! Le succès et l’achievement, nouvelles valeurs islamiques en Égypte
En Égypte, on assiste à un processus de traduction du discours islamiste dans la rhétorique du néo-management et de la réalisation de soi. À la figure de l’ingénieur barbu succède ainsi celle du consultant pieux, projetant dans le champ religieux un engouement généralisé pour l’entreprise et la quête d’un épanouissement personnel. Assiste-t-on aux prémisses d’un nouveau réformisme islamique ?
Depuis qu’il vise l’intériorité, les croyances et les valeurs, le management postmoderne multiplie, volontairement ou non, les incursions dans les espaces du religieux. Entre le recours aux catégories religieuses, la méditation, et les visites au dernier gourou à la mode, « il est devenu évangélique1» et l’évangélisme le lui a d’ailleurs bien rendu: du côté des born again christians outre-atlantique, l’heure est à la pensée positive et aux différentes méthodes de développement personnel2. Des « start-up churches » à la « doctrine de la prospérité » pentecôtiste en passant par l’entrée en force du religieux dans les réalités de la consommation de masse (pop religieuse, parcs d’attractions spirituels, recomposition du prosélytisme par les techniques du marketing, zapping religieux), les affinités entre l’« esprit du capitalisme » et les imaginaires portés par le redéploiement contemporain du religieux ne sont plus à démontrer.
Loin d’être une bizarrerie propre à « l’éthique protestante » du néo-évangélisme américain, ces nouveaux chevauchements entre les ordres religieux et économique affectent toujours plus massivement l’Égypte post-islamiste3. Alors que l’« orientation économique » (Weber) est toujours plus affirmée au sein des dynamiques d’islamisation, celles-ci prennent leur distance avec le politique et les institutions qui les avaient portées jusque-là, qu’elles soient officieuses (les Frères musulmans) ou officielles (al-Azhar). Dans la foulée, la prédication se désintéresse des collectifs et revient à l’individu. La vieille perçu comme sa sclérose et son sectarisme se multiplient. Quant aux nouveaux entrepreneurs religieux, ce ne sont plus des produits de l’islamisme ou de l’establishment azharite. Comme les « freestyle evangelicals » américains, ce sont des indépendants dont la carrière religieuse s’est effectuée largement hors de tout encadrement organisé. Par rapport au type idéal du militant des années 1970 et 1980, le profil sociologique s’est modifié: à l’ingénieur barbu succède le consultant pieux, projetant dans le champ religieux l’engouement généralisé pour l’entreprise et le désintérêt corrélatif pour la question de l’État. Au moment où se desserrent les liens entre religion et politique en Égypte4, le consultant pieux se pose moins en gardien de la tradition qu’en « passeur » : passeur entre les catégories occidentales et les catégories locales, passeur aussi entre les imaginaires économiques et religieux.
Ainsi, alors que les imaginaires religieux restent encore, pour l’essentiel, frileusement arc-boutés sur les vieux poncifs de l’identité et des origines, un « nouvel Islam » (Mohamed Mosaad) se forme en s’affranchissant des anciens mots d’ordre pour accompagner le décloisonnement des sociétés musulmanes et leur ajustement au nouvel ordre économique véhiculé par la globalisation néo-libérale5. C’est le monde de l’entreprise qui lui offre ses catégories de pensée. Le modèle est désormais le winner pieux. Ambitieux, flexible, il brocarde les hiérarchies tout en nuançant la notion d’obéissance et se réalise tout entier, dans l’intuition, l’esprit ludique, la soif de succès et les adhésions volontaires. Substituant à la réflexion sur l’État islamique la réalisation de soi le positive thinking et le management, il contribue à installer un peu plus l’American way of life dans les consciences religieuses post-militantes.
L’islamisation et sa nouvelle « orientation économique »
L’affirmation de cette « orientation économique » remonte à la seconde partie des années 1990. Il est alors clair à ce moment que l’islamisme ne prendra pas le pouvoir en Égypte. Les groupes armés sont sévèrement défaits et les islamistes « intégrables » comme les Frères musulmans mis au pas dans la foulée alors que les syndicats professionnels, bastion de prédilection de l’islamisme militant, ont été réinsérés de manière musclée dans le giron du pouvoir. Au sein de la mouvance, le doute peu à peu s’installe quant aux buts et au discours d’un leadership vieillissant et accusé toujours plus de « vivre dans un autre monde ». Rares sont pourtant ceux qui quittent les Frères musulmans. La défection s’effectue sur un tapis de velours et fait l’économie de renégats et de traîtres. Pas de désertions fracassantes à la clé, mais une transformation de la nature du lien avec la confrérie où l’on voit s’affirmer l’orientation économique. C’est dans ce cadre qu’apparaît le winner islamiste: efficace économiquement, désengagé politiquement, il cultive les valeurs de la richesse et de l’achievement. Ahmed Mohamed, libre penseur musulman et directeur administratif du site islamique Islamonline 6, considère que « quand je fais gagner une entreprise, je la fais gagner parce que ma religion me dit d’agir pour le bien de l’humanité ».
Un nouvel imaginaire religieux se met en place, marqué par la levée des condamnations morales du profit. Loin d’être le fait d’une petite clique de « yupislamistes » désabusés, ce nouveau culte, cru et direct, de la richesse innerve en profondeur les imaginaires du nouvel Islam en Égypte. Depuis le début de son essor, à la fin des années 1990, la star égyptienne de la prédication Amr Khaled, lui aussi un ancien des Frères offre aux bourgeoisies pieuses un discours religieux porteur des valeurs du nouvel esprit du capitalisme: ambition, richesse, succès, imagination, efficacité et souci de soi8. Il leur propose le modèle de la richesse vertueuse et du salut par les oeuvres, comme l’explique sans ambage un de ses adeptes pour qui « la richesse est un cadeau du ciel et le musulman fortuné est le favori de Dieu, car il va dépenser sa fortune pour la cause de Dieu et dans les oeuvres de bienfaisance ». C’est bien l’intention d’Amr Khaled qui, dans un de ses élans d’enthousiasme, lança à son public : « Je veux être riche pour que les gens me regardent et disent “tu vois: un religieux riche” – et ils aimeront Dieu à travers ma richesse. Je veux avoir de l’argent et les meilleurs vêtements pour faire aimer aux gens la religion de Dieu9 ». Défendant ce qu’il appellera plus tard dans son émission Sunâ`a al-Hayât « les valeurs morales du travail », il part alors en croisade contre le loisir inutile et… les excès de sommeil tout en insistant de façon constante sur l’effort, l’économie de temps, la discipline et le sérieux. En conséquence, « tu dois rêver que tu sois le plus grand propriétaire d’entreprise, mais musulman. Tu dois devenir gagnant car il n’y a pas de vrai musulman qui connaisse l’échec », déclarait le prédicateur dans son émission « Les Bâtisseurs de la Vie ». L’orientation économique s’affirme également au sein des institutions religieuses où l’engouement pour tout ce qui est privé n’est plus à faire. Au ministère des Biens de mainmorte, les projets de réforme mettent maintenant toujours plus l’accent sur le rôle social de la mosquée, sur la société civile, sur l’autosuffisance (al-I`timâd `ala aldhât ), laquelle est précisément au coeur du programme de facture néo-libérale du Wasat, appelant à privatiser et à revenir aux traditions locales de la redistribution comme le Waqf et la sadaqa. En 1992 déjà, le penseur égyptien Mohamed Shawqi Fangarî appelait à prendre pour modèle les fondations américaines Ford et Fullbright. Sur un autre registre, en 1997, alors que le gouvernement annonçait sa contre-réforme agraire10, les Frères musulmans (dont le leadership a toujours inclus des grands propriétaires terriens) se sont empressés de soutenir la décision du pouvoir, suivis de manière beaucoup plus surprenante par les leaders en prison des Gamâ`ât islâmiyya au nom de la défense de la sacro-sainte propriété privée.
Le mouvement a fait mouche et, chez les libraires islamiques, on peut maintenant trouver, à la surprise des habitués de ces lieux auparavant plus austères, des opuscules comme «Qui va gagner le million?», plagiat de la fameuse émission faisant fureur dans le monde arabe, elle-même pendant conforme du non moins célèbre programme de Jean-Pierre Foucault. L’auteur, Abu Amâr, Mahmûd al-Masrî de son vrai nom, annonce la couleur: sur fond d’arc-en-ciel, les six zéros s’égrènent sur un fond d’une ville orientale tout entière surplombée de mosquées. On y apprend à gagner des pèlerinages gratuits ou des places de choix au paradis, mais plus terre à-terre, une fois convaincu qu’avec Dieu on ne peut perdre, le lecteur est alors invité à demander beaucoup plus que ce que propose la triviale émission: 100 millions, par exemple car, après tout, « c’est Lui le riche ».
Du combattant au battant. Le management, l’utopie des lendemains qui déchantent
La double ouverture du nouvel Islam sur le monde en général et sur le monde de l’entreprise en particulier s’est logiquement traduite par un intérêt toujours plus prononcé, au sein de la mouvance islamique, pour la littérature de management, qui en est la formalisation idéologique.
Tout commence lorsque, à la fin des années 1980, un groupe de jeunes islamistes irakiens, koweïtiens et palestiniens partent pour leurs études aux États-Unis. Parmi eux, Târiq al-Suwaydân, le nouveau prêcheur koweïtien, Mohamed Ahmed al-Râshid, considéré aujourd’hui comme l’un des plus grands penseurs de la mouvance islamiste11, Hishâm al-Tâlib et Mohamed al-Takrîtî, tous Irakiens vivant au Koweït, ou encore Najîb al-Rifâ`î ou `Ala al-Hamâdî dans les Émirats. Ils reviennent des États-Unis au début des années 1990 conquis par la pensée managériale dispensée dans les facultés d’économie du Nouveau continent. À cette période, en Égypte, l’écrasement des Frères musulmans par la répression policière et les lois d’exception (entre 1995 et 1996, les tribunaux militaires condamnent plus de cent dirigeants de la confrérie) compromettent sérieusement le projet politique des Frères. Le répertoire du management arrive alors à point nommé pour fournir un nouveau corpus de savoir non polémique dans un contexte où, faute de moyens, la question de la prise de pouvoir n’était plus à l’ordre du jour. C’est dans ce contexte que l’on redécouvre certaines oeuvres pionnières faisant le pont entre l’engagement islamique et le développement de la littérature de management: Le livre de Youssif al- Qaradâwî Les pratiques religieuses dans l’Islam a ainsi contribué, en précurseur, à développer une perception de la religiosité qui n’était pas seulement liée au respect des obligations religieuses classiques et à la discipline dans le mouvement, mais qui parlait de l’engagement positif de l’individu dans la société: « le jihâd, le travail de prédication, c’était cela pour nous le chemin de Dieu. Maintenant, on en découvrait un nouveau: l’excellence (al-itqân), le sérieux (al-gawda), le développement (al-tanmiyya ) » se rappelle ainsi Ahmed Mohamed à propos de sa découverte des principes du management. Quant à Mohamed Abdel-Gawâd, ancien Frère lui aussi, adepte inconditionnel de la pensée managériale à laquelle il a déjà consacré plus de trente ouvrages, c’est un autre livre de Qaradâwî, Le temps dans la vie du musulman, qui l’orientera vers la pensée managériale. Le shaykh Mohamed al-Ghazâlî, autre penseur « généraliste » servant de référence à la structuration du « nouvel Islam », est le premier à articuler les catégories de l’Islam à la littérature managériale. Dans Renouvelle ta vie, un de ses livres essentiels écrit au début des années 1980, il présente deux livres de réalisation de soi de Dale Carnegie, un des pionniers dans la réflexion sur le self improvement et le skills building, dont le best-seller How to Win Friends and Influence People.
Le corpus sur le management subit alors une inflexion typiquement postmoderne (ou post-militante) : d’une part, il s’islamise dans les formes (mais l’enseignement, dans ses contenus, reste conforme aux grandes lignes de la littérature managériale américaine) ; d’autre part, il quitte une réflexion sur les collectifs (les administrations, les organisations) pour se fixer sur l’individu et la réalisation de soi: le Guide de la formation des cadres de Hishâm Tâlib un ouvrage militant clairement inscrit dans le politique, publié au début des années 1990, est réédité quelques années plus tard sous le titre Guide du développement humain. Dans la même veine, après avoir réfléchi dans un premier temps en termes d’organisation, celui que l’on appelle désormais le shaykh Mohamed Ahmed al Râshid publie entre 1995 et 1997 une série de petits opuscules appelés « Messages de l’oeil », d’où se dégage une pensée hybride à la croisée de la psychologie, de la pensée managériale et d’un discours sur les valeurs. Reprenant les enseignements du prédicateur protestant américain Norman Pearle, lequel défendait l’idée que la religion était le moyen le plus efficace pour atteindre le succès et l’accomplissement de soi, il publie un autre ouvrage sur la pensée positive intitulé sobrement « al-Îjâbiyya » (la positivité) où confort spirituel et quête du bonheur deviennent les nouveaux idéaux.
Certes, ces livres pionniers, selon Abdel-Gawâd, n’abordaient jamais vraiment la question des modalités, mais le chemin était d’ores et déjà balisé pour que la littérature américaine de réalisation de soi, tout entière vouée au conseil et aux recettes inscrites dans la vie quotidienne, puisse prendre le relais. Durant cette période, La dianétique de L. Ron Hubbard connaît un certain succès, mais c’est surtout la traduction de Steven Covey – l’homme qui a le plus contribué à la popularisation de la littérature de réalisation de soi, notamment par son livre phare, The Seven Habits of Highly Effective People qui a connu un succès mondial et s’est vendu à plus de dix millions d’exemplaires en arabe dans les années 1990. Il suscita un écho enthousiaste au sein de la jeune génération islamiste à ce point que l’un d’eux se serait exclamé après avoir parcouru le livre « après cela, nous n’avons plus besoin du Coran ».
La « dérivation islamique »… les postures identitaires comme modalités de l’extraversion culturelle
Vu le contexte de résistance qu’il a suscité, cet « éveil managérial » لا(sahwa idâriyya), pour reprendre les termes d’Ahmed Mohamed, mouvement objectif d’ouverture, n’est pas pour autant affranchi de l’orientation identitaire caractérisant la pensée réformiste sous toutes ses variantes depuis ses premières formulations au XIXe siècle12. Par orientation identitaire, nous entendons la contrainte que s’impose tout acteur social soucieux de faire du neuf d’indexer son innovation localement, c’est-à-dire de la formuler à partir de catégories dont la validité provient directement de leur autochtonie proclamée et, en général rapportées à ce qui est présenté comme un héritage culturel et/ou religieux.
Pourtant, la posture identitaire n’est pas ici de l’ordre de la réaction ) opposer un ordre interne à un ordre externe jugé agressif ou culturellement irrecevable), mais de l’ordre de l’adaptation (assurer la recevabilité d’un thème en l’indexant localement). C’est précisément dans ce genre de posture que se place Akram Reda lorsqu’il écrivit son premier livre à succès, La gestion de soi. Posant les dix critères de la réussite, il considère qu’il faut s’affranchir des auteurs américains car ces critères diffèrent d’une société à l’autre pour développer « un style et un esprit égyptien arabe, islamique ». sans faire par ailleurs de distinguo entre les différents référents, toutes choses locales étant égales par ailleurs.
L’introduction à un petit texte interactif circulant sur le net parmi les jeunes égyptiens du secteur des télécom est édifiante pour mieux cerner la démarche des promoteurs islamiques de la culture managériale. Le document se fonde sur un programme de Tariq Suwaydân présentant le best-seller de Steven Covey « d’un point de vue islamique ». Selon le (ou les) auteurs, « en vérité, les sept habitudes ne contredisent aucun des principes islamiques. Mais ce que réalisa le Dr. Tariq [al-Suwaydân] est une sorte de dérivation islamique [nous soulignons] des «Sept habitudes» pour prouver que nous les avions dans l’Islam avant qu’elles soient découvertes par le Dr. Covey et pour montrer combien ces sept habitudes peuvent être précieuses pour n’importe quel musulman ». C’est grâce à cette « dérivation islamique » du texte de Covey que deux objectifs pourront alors être atteints: suite « à une présentation détaillée des versets coraniques, des hadîth et des épisodes de l’histoire du Prophète» qui se réfèrent aux principes de Covey, le lecteur sera censé « comprendre ces habitudes et être conscient de leur importance pour nous amener au succès dans cette vie et dans celle à venir » et, au passage, réaliser « combien notre culture islamique est riche ». Si le principe de la dérivation fait l’unanimité, le statut de l’Islam dans ce geste semble pourtant relativement mineur: il organise un espace d’intelligibilité pour des flux culturels globaux, mais ne structure pas le contenu d’un projet spécifique, qu’il soit contestataire, civilisationnel ou autre. Pour l’ensemble des protagonistes de « l’éveil managérial », l’Islam est tantôt une culture, tantôt une civilisation, tantôt une religion, et son invocation se couple volontiers, nous l’avons vu, de manière indifférenciée à d’autres référents identitaires comme l’égyptianité ou l’arabité. Ce qui prime ce n’est pas l’Islam sui generis, mais la référence au local comme passage obligé pour faire passer le message. « Il faut arrêter de dire que toutes les réalisations de l’Occident sont présentes dans l’Islam, s’exaspérait Mohamed Fathî, un expert dans la littérature de management anciennement proche des Frères musulmans, face à un collègue. Nous avons effectivement donné à l’Occident, mais c’est lui qui nous donne aujourd’hui. Il faut donc prendre directement le savoir occidental. La seule chose que nous puissions faire, c’est de le reformuler dans le cadre de l’héritage et de la culture islamique pour le rendre plus accessible aux gens ».-
Un Islam maigre comme espace de sécularisation
L’Islam est donc un idiome du processus de globalisation culturelle dont nos passeurs, winners pieux et chantres locaux de la culture d’entreprise, sont le relais local. C’est à ce titre que Mohamed Fathî peut considérer que « ma vocation, c’est d’être un pont ». Moins qu’un contenu, le religieux devient un garde-fou, un cadre. Le nouvel Islam est alors dans une double rupture par rapport à la posture islamiste classique: d’une part, il renverse les rapports entre Islam et identité en mettant le référant religieux au service d’une démarche d’ouverture. D’autre part, il passe du statut de contenu à celui de contenant et à ce titre, il convient de considérer le nouvel Islam comme un vecteur à peine paradoxal de sécularisation. Mohamed Abdel- Gawad, comme tous les promoteurs du « réveil managérial », est exaspéré des tentatives de tout rapporter à l’Islam. Pour lui, il n’y a pas de management spécifiquement islamique à construire parce que le management, corpus étranger, n’est pas contradictoire avec l’Islam: « l’Islam, tout ce qui va dans une direction donnée, tant qu’il n’est pas contre le religieux, fait partie du religieux, même si tu ne peux y mettre le numéro d’un verset coranique ou d’un propos du Prophète ». Est donc islamique tout ce qui n’est pas contraire à l’Islam. Ainsi redéfinit en régime minceur, le religieux est alors parfaitement compatible avec une démarche d’extraversion. L’islamisation est donc une opération de tri des flux de la globalisation n’affectant nullement le contenu du message14. Ainsi, Akram Reda, dans son livre Le plaisir de la réussite, se réfère à l’oeuvre de Steven Covey, homme de valeurs et respecté à ce titre par les islamistes, mais ne peut en revanche souscrire au relativisme de l’auteur américain pour lequel les religions sont au fondement d’un bonheur qu’il faut alors organiser. Pour Reda, il est clair que seul l’Islam peut fonder le bonheur individuel, mais la méthode pour atteindre ce bonheur, elle, est universelle. « La question, se demande alors Hishâm Ga`far, est bien de savoir si tu as la capacité d’encoder (istibtân) un savoir extérieur à partir de ton appartenance culturelle et en fonction de ce qui te concerne ou si tu te contentes d’importer. Pour l’instant, on se contente d’importer: l’individu, le succès, l’achievement , c’est cela les valeurs de ce savoir aujourd’hui ».
l Les causes de l’engouement islamiste pour le management
Les principes de la littérature managériale ont donc, en moins de dix ans, complètement innervé les espaces, toujours plus étendus, du nouvel Islam. Les deux principales maisons d’édition islamistes, Dâr al-Bashîr et Dâr al-Tawzî` wa al-Nashr al-Islâmiyya, consacrent chacune des éditions spéciales à la littérature de management. Le site Islamonline voue à la réalisation de soi un portail spécifique intitulé « Ensemble nous nous développerons », le magasine al-Da`wa lui voue une bonne partie de sa page économie rebaptisée d’ailleurs « économie et management », sans oublier les tentatives d’islamisation du livre de message de Steven Covey circulant sur les messageries électroniques des jeunes de bonnes familles. Sur le web encore, ils sont nombreux les courriels à circuler qui livrent des résumés des derniers cours du prédicateur Amr Khaled sur des sujets comme, « la définition des buts dans la vie », « la valeur du temps » ou encore « la pensée positive », cette même pensée positive à laquelle la prédicatrice Magda Amer entend bien consacrer un ouvrage. Quant à la dernière émission de Amr Khaled, Les bâtisseurs de la vie, elle est tout entière structurée comme un programme de réalisation personnelle où les objectifs individuels s’articulent à une visée plus civique: la renaissance (nahda) des musulmans en vue de les libérer des fers de la « négativité », de la « fainéantise » et de « l’absence de but dans la vie ». L’émission est d’ailleurs en passe de devenir un catch-word pour l’ensemble des personnes se reconnaissant peu ou prou dans ce nouvel Islam recentré sur l’individu, l’achievement et le succès. Mohamed Abdel- Gawâd prépare un programme d’accompagnement de l’émission pour les groupes de femmes qui entendent reprendre les principes de l’émission afin de mettre en place des programmes de « conscientisation religieuse destinés aux enfants », selon l’ambition d’une jeune prédicatrice de la bonne société cairote.
Pourquoi donc les islamistes sont ils si friands de concepts tels que le succès, l’achievement et la réalisation de soi, à ce point qu’ils en sont les principaux vecteurs en Égypte? Les raisons sont multiples, et elles ont trait à la fois au contenu idéologique et à la sociologie des promoteurs du nouvel Islam.
En premier lieu, on note d’emblée l’engouement qu’a suscité en eux la littérature de management en raison des affinités structurelles entre discours managérial et discours islamiste. Ainsi, de Steven Covey, l’un des hommes qui a le plus marqué les jeunes du mouvement islamiste à en croire Ahmed Mohamed: « toute sa démonstration est fondée sur l’idée que le succès part de l’individu et que le succès de l’individu repose sur les valeurs et les principes. Ces mots faisaient écho chez les jeunes du mouvement islamiste. Covey disait que si tu veux gagner, tu dois intégrer des valeurs et des principes forts, puis tu dois gagner sur le plan intérieur et renforcer ton intériorité (nafs). C’étaient les mêmes concepts que ceux du mouvement islamiste qui considèrent que le jihâd al-nafs c’est le grand jihâd ». Découvrant le management après être tombé sur le livre du shaykh Mohamed al Ghazâlî qui évoquait précisément les principes de la pensée positive développés par Dale Carnegie, Akram Reda était aussi fasciné par le fait que dans la littérature managériale américaine des pages entières sont consacrées aux valeurs. Il regrette alors que « l’on ait pris de l’Occident que la philosophie tout en laissant derrière des sciences utiles comme le management ». Par ailleurs, l’avantage des valeurs de cette littérature, c’est qu’elles sont des valeurs-cadre faiblement prescriptives et doncfacilement formatables dans différents types de visées ou de projets. À cetitre, elles sont, de manière substantielle, compatibles avec l’Islam comme d’ailleurs avec toute autre idéologie autre que l’éloge de la paresse.
En deuxième lieu, ce discours se caractérise par son caractère consensuel. Il offre à ses promoteurs, ex-islamistes et toujours plus ou moins proches de la mouvance, un discours suffisamment proche de leurs anciens idéaux pour « couvrir » leur trajectoire de dépolitisation et neutraliser les susceptibilités d’islamistes plus classiques. Dans le même temps, par la vision profondément consensualiste qui se dégage de la littérature du management tout entière consacrée à « l’intégration sociale » (Ahmed Mohamed), aux conflicts resolutions, aux négociations et à l’amélioration des rapports interpersonnels, ce discours se couvre du côté du pouvoir d’autant plus qu’il en a aussi souvent les faveurs; les hommes d’affaires, toujours plus nombreux et influents le connaissent et on se souvient que l’ex- Premier ministre `Atef `Ubayd était lui-même à la tête d’un bureau de management dans les années 1980.
En troisième lieu, cette littérature permettait à ses promoteurs de convertir un capital culturel – la connaissance académique du discours managérial – en discours public évoluant à la limite de la prédication et de la réforme sociale. Car l’arrivée de la réalisation de soi comme répertoire islamiste dans l’espace public, c’est aussi la consécration d’un nouveau type d’homme de l’islamisation: à l’ingénieur barbu des années 1970 et 1980 succède le consultant pieux, prédicateur freelance à ses heures, évoluant aux marges de la mouvance islamiste, bien intégré socialement et directement issu du monde et de la culture d’entreprise.
Cohérent avec l’image de l’homme innovateur et flexible, le prédicateur freelance du nouvel Islam multiplie les ancrages dans le champ économique: expert dans telle société, consultant pour une autre, membre de conseils d’administration, le tout dans des sociétés la plupart du temps engagées dans l’industrie culturelle, appartenant parfois à la mouvance islamiste, mais pas toujours. Il est ensuite tout aussi multipositionné dans l’espace médiatique. Il vend immanquablement deux produits, la culture de management (al-thaqâfa al-idâriyya) et les « islamités » (al-islâmiyyât), soit à travers des supports de type CD video ou cassettes, soit qu’il ait réussi à se placer comme Akram Reda, Târiq Suwaydân ou Amr Khaled dans les chaînes satellites du Golfe. Tantôt conseiller en ressources humaines, tantôt prédicateur, l’entrepreneur du nouvel Islam est un passeur (entre les champs économique et politique) et un intermédiaire culturel (entre catégories occidentales et corpus islamique).
C’est le cas – idéal-typique – de Târîq Suwaydân. On se souvient que Suwaydân est l’un des diplômés d’universités américaines à avoir contribué en précurseur à faire connaître cette littérature dans les pays du Golfe. Ingénieur en pétrole de formation, il se convertit très tôt à la cause de la réalisation personnelle et acquiert un doctorat en management aux États-Unis. À son retour dans le Golfe, il se place très vite à la tête de plusieurs conseils d’administration de société spécialisées dans les ressources humaines et le management. Au même moment, il publie une série de cassettes sur la vie des prophètes et se lance dans la prédication. Alors qu’il multiplie les cours de formation à la pensée managériale dans les entreprises, il anime un programme radio visant à présenter les thèses de Steven Covey d’un point de vue islamique et insiste pour être toujours au carrefour de « la pensée managériale dans les entreprises et de la pensée islamique », pour reprendre les mots du texte collégial circulant sur le web. Ses livres concernent tantôt un « résumé de la foi musulmane », tantôt enseignent comment faire advenir « le succès dans la vie ». De même pour ses émissions de radio, à son classique « Histoires des Prophètes » (Radio al-Qurân al-Karîm), fait écho son « Appel au succès dans le développement des relations personnelles » (une trentaine d’émissions diffusées sur la radio du Koweit). Même bipositionnement lors de ses nombreux passages sur le petit écran où il oscille entre « Les secrets du pèlerinage » (sur la chaîne saoudienne Iqra) et « La fabrication du succès » (Iqra) ou « L’art de l’excellence » (Qatar TV).
On comprend mieux alors les logiques de l’entrée du management dans le discours public du nouvel Islam. D’une part, de manière instrumentale, il offre un discours fondamentalement consensualiste à un groupe en mutation et politiquement sous pression qui cherche à tempérer l’acrimonie des autorités à son égard. Pourtant, il y a plus que de l’instrumentalisation car ce discours est, en second lieu, le produit de l’ouverture des jeunes islamistes sur le monde, que ce soit physiquement par les séjours d’études ou virtuellement par l’Internet dont tous s’accordent à reconnaître le rôle clé dans leur transformation. Ils découvrent le discours de management par effet de champ parce que ce sont des hommes issus du monde de l’entreprise dont ils transmettent et projettent les valeurs dans le champ religieux. Celui-ci subit alors une double inflexion: il se globalise (par son ouverture conceptuelle) et se dépolitise (il ne veut pas la confrontation avec le pouvoir tout en étant porteur d’un imaginaire qui marginalise la question des collectifs et de l’État). La littérature de management des islamistes peut finalement se recentrer sur la réalisation de soi, parce que l’islamisation touche toujours plus les cadres et les classes aisées dont elle permet de formaliser une nouvelle éthique bourgeoise en l’articulant à la pensée réformiste. Une culture de classe se constitue alors en faisant appel aux versets (islamiques) de l’autochtonie tout en étant parfaitement compatible avec les modes de subjectivation nécessaires au vécu dans un monde globalisé.
Ni néo-fondamentaliste, ni islamiste, ni réformiste, une nouvelle renaissance musulmane
Ces reformulations du corpus islamiste ne sont pas du néo-fondamentalisme au sens d’Olivier Roy, soit le retour de la posture islamiste à la morale et à l’individu dans un contexte d’échec de l’Islam politique. Le nouvel Islam est bien en rupture tant avec l’Islam politique qu’avec le néo- fondamentalisme et avec le réformisme musulman des « nouveaux penseurs de l’Islam ». D’une part, contrairement au premier, il partage avec le second un désintérêt pour la question de l’État. Ce désintérêt, contrairement cette fois à la position néo-fondamentaliste, ne conduit pas à sombrer dans un narcissisme bigot désintéressé de la question des collectifs et obsédé par les codes de conduite personnels, mais à une démarche d’extraversion et de réouverture sur le monde. Par contre, contrairement aux réformateurs classiques, le nouvel Islam ne s’embarrasse pas de grandes constructions théoriques, et donc évite la question du fiqh, de la jurisprudence islamique, pour lui préférer une posture plus directement orientée vers l’action. Car tous les promoteurs du nouvel Islam visent à transformer le réel et se projètent dans une certaine forme de réforme, de « renaissance » pour reprendre les mots de Amr Khaled. De même, tous les penseurs ayant nourri leur discours public des catégories de la pensée positive et de la réalisation de soi ne se voient pas simplement porteurs d’un savoir purement technique. Ils se représentent plutôt comme dépositaires « d’un message » (Mohamed Abdel- Gawâd) ou détenteurs « d’une vision » (Ahmed Mohamed) capable d’offrir, selon Khaled Hanafî, directeur de la page économie et management du magazine al-Da`wa, « un projet social total qui dépasse de loin le monde des entreprises et qui s’inscrit dans un projet de réforme global ». De même, pour Akram Reda, il n’y aura « pas de réforme qui ne passe pas par un management efficace des ressources humaines ».
Une nouvelle forme de discours réformiste se met en place, organisée autour des grandeurs de l’entreprise – considérées comme islamiques – tout en restant fortement prosélyte, visant à conjurer ce qui est, pour la littérature de management, le pire des maux: la passivité. Car c’est bien elle, et non l’impérialisme culturel occidental ou le complot sioniste, qui est au coeur de la décadence du monde arabe tout entière résumée dans la parabole du jeune arabe enchaîné qu’évoque avec force détails Amr Khaled dans les prémisses de sa nouvelle émission « Les bâtisseurs de la vie », « ce jeune, triste et déprimé, assis dans une chambre étroite, déprimante et pleine de toiles d’araignées. Où se trouve, à portée de main, sur un canapé, un tapis de prière jeté avec négligence, et sur un bureau un Coran poussiéreux. Alors qu’en dehors de cette chambre, il y a la lumière. Quand nous avons demandé à ce jeune pourquoi il ne sortait pas de cette chambre pour profiter de la lumière, il a répondu que c’était impossible. Et quand nous lui avons affirmé le contraire, il a essayé de bouger dans un semblant de mouvement afin de se mettre debout, mais il n’a pas pu. Il a senti qu’il était enchaîné. Sa main gauche était enchaînée par sa négativité, sa main droite par la fainéantise. Autour de son cou il y a la chaîne de l’ignorance et autour de sa cheville, la chaîne d’absence de but dans la vie18 ». La passivité, c’est aussi le repoussoir ultime dans les écrits d’Ahmed Mohamed: « on a un manque [dans le monde musulman], au niveau individuel, dans la capacité à rêver, à être ambitieux et à réussir ». Dans un de ses articles, il incite à rêver de grandes choses et à les réaliser, et à viser al-taraqî, l’ascension sociale et professionnelle: « qu’est-ce qui t’empêche de te lancer dans un projet nouveau? Qu’est ce qui t’empêche de compléter tes études supérieures ou une formation complémentaire pour un nouveau travail, […] sois de ceux qui créent les événements, pas de ceux qui les subissent».
Dans cette nouvelle forme de da`wa réagencée et sécularisée, les objectifs ne sont plus l’application des obligations canoniques de l’Islam, mais la flexibilité professionnelle de la personne dans un monde changeant. Pour cela, Ahmed Mohamed appelle son lecteur à être un peu un enfant de temps en temps, à donner cinq minutes par jour à son imagination. Les valeurs du nouvel Islam sont alors l’imagination, l’innovation, la flexibilité, l’initiative et surtout l’ouverture car, comme se plaît à la répéter Ahmed Mohamed, « l’esprit humain, c’est comme un parachute, il ne fonctionne que lorsqu’il est ouvert ». Se rappelant son ancien engagement, il peut maintenant souffler: « Enfin je sors de l’enfermement de l’étau vers les espaces de l’humanité ».
Au diable les loosers !
Le nouvel Islam participe donc bien de « la formation conjointe de “couches sociales” et de “styles de vie” spécifiques, participant de la globalisation et dotés les uns et les autres d’“autonomie relative” par rapport à la sphère de l’État-nation ». On peut y voir une preuve supplémentaire de l’échec de l’islamisme car le politique, la sharî`a et l’identité deviennent des thèmes marginaux. Pourtant, a contrario, cet échec montre bien que, d’Ankara à Jakarta, en passant par les quartiers chics du Caire sous la coupe des islamistes d’hier séduits par les principes de la littérature de management, l’Islam se prête particulièrement bien à la réalisation du vieux rêve des Ordoliberalen, et en particulier Alexander Von Rüstow, lesquels plaidaient « en faveur d’une Vitalpolitik de nature à modeler l’individu selon l’ethos et la structure d’une entreprise. Sous leur plume, l’esprit d’entreprise se muait en projet total de subjectivation, l’existence devenait elle-même une entreprise ». Le nouvel Islam c’est en définitive la caution d’un néo-libéralisme doublement en phase avec la réalité de l’islamisme d’aujourd’hui: d’une part, il consacre la gentrification de ses membres (d’où le modèle de la richesse vertueuse et du salut par les oeuvres proposé par Amr Khaled), d’autre part il offre une assise idéologique « politiquement maigre » où l’État n’est plus l’enjeu principal (ce qui consacre l’imaginaire de classe tout en homologuant une stratégie de profil bas face au pouvoir). Pourtant, l’Islam par projet laisse dans le même temps en plan des pans entiers de la demande religieuse et à ce titre, c’est aussi un imaginaire venant confirmer le durcissement général des lignes de l’inégalité sociale en Égypte. La justice sociale n’a jamais été une préoccupation de battant ni une grandeur de winner, fut-il pieux; Amr Khaled ne disait-il pas qu’il ne saurait y avoir « de vrai musulman qui connaisse l’échec »… l
MOUVEMENTS N°36
novembre-décembre 2004
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